"Le privé est politique" fut l'un des slogans les plus célèbres des féministes dans les années 1970. Un siècle plus tôt, des jeunes femmes, nombreuses, engagées dans le mouvement révolutionnaire russe, avaient déjà tenté de changer le privé pour un nouveau politique. Armées de leurs idéaux et quelquefois de leurs fortunes elles avaient l'ambition de détruire des absolutismes séculaires : celui du souverain sur ses sujets, de l'homme sur la femme, des propriétaires nobles sur leurs serfs, des parents sur leurs enfants... Les expériences furent ennivrantes avant de, parfois, tourner au drame. Leurs tentatives se heurtèrent à deux impossibilités : le "privé", c'est à dire pour elles et eux, principalement les relations entre les hommes et les femmes, s'il doit être pensé, ne peut être enfermé dans des modèles ou des normes; ce "privé" ne peut se concevoir hors de l'économique et du politique.
Dans leur chambre commune, Sophia les jambes repliées entre ses bras, de son lit admire le reflet de son aînée dans le grand miroir mural. Anna rayonne et se pare. Elle vient d'entrer en littérature sous un pseudonyme masculin grace à l'entremise de Fédor Dostoïewsky. Mais Anna n'est pas une pionnière, d'autres aristocrates avant elle ont écrit et publié. Sophia, toujours en retrait est décidée à briser plus d'interdits : à cause d'un papier peint à chiffres et d'une amourette pour un cousin scientifique, elle est émerveillée par les mathématiques. Elle sera la première mathématicienne professionnelle russe.
La chambre de Anna et Sophia Korvine-Kroukovski est l'une des nombreuses pièces de la vaste demeure familiale, au coeur des terres noires, les plus riches de la province de Pskov, au sud de Saint-Petersbourg. Comme nombre de représentants de l'aristocratie terrienne, le père est en même temps général des armées impériales et grand propriétaire. Mélange de modernité et de rusticité, comme d'autres chefs de familles, il a assuré une éducation soignée, encyclopédique et modérement autoritaire à ses filles. En 1866, le miroir renvoie l'image de deux jeunes femmes ambitieuses au sortir de l'adolescence. Autour d'elles la Russie craque de partout : le servage a été aboli quatre ans plus tôt provoquant en même temps l'enrichissement des plus riches et le déclassement de nombreux "petits" nobles dont les enfants constitueront la frange révolutionnaire la plus radicale; l'économie se restructure, la Russie s'industrialise, le pouvoir glisse d'une classe à l'autre; l'insurrection polonaise est matée; les groupes révolutionnaires sont dispersés après une féroce répression, des fossés se creusent non seulement entre classes mais aussi entre "pères et fils". La décomposition entraîne, comme beaucoup d'autres, Anna et Sophia à réagir et aller "en avant" pour ne pas disparaître.
Cette mouvance révolutionnaire n'est uniforme, ni dans sa composition, ni dans ses buts, ni dans ses moyens. Certes on peut noter une majorité de jeunes intellectuels issus de l'aristocratie. Mais il y a loin entre un prince Kropotkine anarchiste, nanti de fortune et de titres prestigieux, et un Netchaïev nihiliste, bâtard et démuni. De même peut-on constater l'importante proportion de femmes engagées dans les diverses organisations. L'opinion publique fut frappée par ces visages de jeunes filles alignées dans quelques procés politiques des années 1870 (1). Mais ici encore, la marge est grande entre une Perovskaïa de grande noblesse, populiste tentée par l'action terroriste et une Elisabeth Dmitrieff, aristocrate de terre, internationaliste et organisatrice du travail des femmes pendant la Commune de Paris. Ces femmes-là voulaient changer la vie, la leur en particulier. Certaines se suffisaient à changer de "décor" et de "théatre" tandis que d'autres s'efforçaient de faire basculer la société tout entière.
Ambitieuses, Anna et Sophia voulaient tout bouleverser. Témoins d'injustices contre "leur petite bonne", il leur fallait transformer les rapports sociaux. Refusant la vie superficielle de leur mère, elles aspiraient à d'autres relations entre les hommes et les femmes. Le privé ne pouvait se penser hors du politique. Comme tous et toutes elles avaient avalé Que faire? de Tchernychevsky paru l'année précédente. Ce roman répondait à toutes leurs questions et proposait d'inventer des hommes nouveaux et des femmes nouvelles. Anna et Sophia seraient ces femmes nouvelles au prix de certaines tragédies et de cuisants échecs. En particulier, elles n'échapperont pas à une dictature très perfide, celle du regard des autres et du leur-même.
L'attentat manqué contre le tsar du jeune intellectuel Karakosov place cette année 1866 sous une chape de plomb. Ceux qui veulent agir, doivent partir. Sophia, Anna et l'une de leurs amies (dont le nom s'est oublié pour la postérité...) décident de s'expatrier. Le meilleur moyen, tant sur un plan pratique que révolutionnaire, leur semble être le mariage blanc. Anna, prétenduement la plus belle, trouvera le "frère" ou le "docteur" (2)à épouser et pour son voyage de noces fictif, elle emmènera sa jeune soeur et leur amie. Après énumération des prétendants possibles, leur choix se porte sur un médecin assez âgé, vieil ami de la famille, mais cet homme décline la proposition. Le deuxième de la liste est Vladimir Kovalewsky, étudiant en sciences, un habitué lui aussi de la maison du général Korvine-Kroukovsky. Celui-là acceptera, mais de cet assentiment découlera un premier divorce entre théorie et pratique.
Contrairement à leurs attentes, et au dépit probable de Anna, Vladimir choisit d'épouser Sophia au motif que ses capacités intellectuelles en font potentiellement une grande mathématicienne. Dans l'impossibilité de développer ses possibilités en Russie, il faut lui permettre à coup sûr (et non dans le sillage de son aînée) de s'établir à l'étranger. Est-ce déjà la seule raison du choix de Vladimir ? Ou bien n'est-ce pas celle dictée puis figée par la "mythologie" révolutionnaire ?
Le mariage blanc se fera, en grande pompe orthodoxe, inaugurant une série de telles unions. Les mariés se pliaient au cérémonial et les familles étaient le plus souvent bernées. Les seuls qui prétendent savoir à quoi s'en tenir, sont les agents du troisième bureau (3).
Anna accompagnera sa soeur à l'étranger, investie du rôle de chaperon des jeunes mariés, une mission dont elle s'acquittera parfois avec une certaine terreur mais pas dans le sens attendu.
Vladimir et Sophie s'aimèrent, mais au nom de la nouvelle morale révolutionnaire qui avait érigé le mariage blanc en principe, cet amour leur fut interdit, c'est à dire les relations sexuelles. Anna écrivit (mais elle ne fut semble-t-il pas la seule [4]) des lettres de remontrance à Sophie. Soumis à la cause et au regard des leurs, ils se déchirèrent six ans durant jusqu'à ce que finalement ils "consomment" leur mariage non sans culpabilité et qu'une petite fille leur naisse. Homme fragile, pris dans de nombreuses contradictions, Vladimir se suicidera peu de temps après. Sophie vivera 15 ans de plus menant de front l'écriture de quelques romans, une carrière de mathématicienne en Suède et l'éducation de son enfant (5).
Il n'existe pas d'étude précise et systématique sur le devenir de tous ces mariages blancs. Le matériel manque, en particulier les données autobiographiques. Des pistes de recherche ont été proposées qui devraient se situer à la conjonction de plusieurs approches : économiques, sociologiques, psychanalytiques...(6) Une seule certitude: très peu de ces unions ont réussi, la réussite pouvant se définir par l'objectif atteint - "libérer" la femme - et une entente amicale entre les époux, se protégeant mutuellement, respectueux des vies privées de l'un et de l'autre. Dans la majorité des cas, l'orientation la plus commune fut le revirement de l'homme, décidé à remettre le mariage dans un contexte traditionnel de l'aristocratie, une fois les velléïtés révolutionnaires envolées. Il arriva aussi assez fréquemment que rapidement l'un des deux veuille finalement avoir des relations sexuelles avec l'autre (là encore, l'homme le plus souvent mais pas toujours). Quelques uns, à l'exemple de Vladimir et Sophie s'aimèrent, presque dans la clandestinité tant était pesante la réprobation des leurs.
Imaginé par Nicolaï Gavriliévitch Tchernychevsky dans son roman "Que faire ?", le mariage blanc s'inscrivait dans un nouveau modèle de relations sociales, économiques où la vie était conçue comme une création littéraire (7). L'homme nouveau et la femme nouvelle en cimentaient le socle. Le singulier de ces expressions en renforçait l'impératif et le caractère absolu.
L'héroïne Véra Pavlovna incarnait la femme nouvelle, mais ne pouvait atteindre cette condition que gràce aux hommes nouveaux Lopoukhov et Kirsanov.
Issue d'une famille de nouveaux riches, Vera Pavlovna s'enfuit de la soumission familiale gràce à la demande en mariage de Lopoukhov, petit noble déclassé et aspirant-médecin. Vera Pavlovna rève alors qu'elle est sortie de sa cave pour ouvrir la porte des caves de toutes ses soeurs. Pendant des années, l'union entre les jeunes mariés reste fictive.
"Ecoute donc, voilà comme nous allons vivre, juste comme tu viens de le dire. D'abord, nous aurons deux chambres, la tienne et la mienne, plus une troisième pièce où nous prendrons le thé, les repas, où nous recevrons des invités qui viendront nous voir tous les deux, et pas seulement toi ou moi. Ensuite je n'entrerai pas dans ta chambre pour ne pas te déranger. Toi, tu n'entreras pas dans la mienne. C'est le deuxième point. Le troisième point à présent... Je n'ai pas le droit de t'interroger mon chéri. Si tu veux, si tu dois me dire quelque chose de tes affaires, tu me le diras sans que je te le demande. Et réciproquement. " (8)
Finalement la porte de la chambre sera un peu forcée, et le mariage consommé dans le ravissement mais sans passion. Entre temps, influencée et aidée par Lopoukhov, Vera Pavlovna a fondé un atelier de couture autogéré, commune de femmes, où travail, vie, engagement, loisirs se confondent. Seule Véra, malgré tout encore privilégiée, vit à l'extèrieur. Cette autonomie financière est la deuxième étape de la femme nouvelle. En ce sens, le modèle du romancier est plus radical que ses nobles et riches émules dont les revenus ne viennent pas d'un travail.
Lorsque Vera, satisfaite de son atelier, consent enfin à déléguer quelques uns des ses pouvoirs, c'est pour établir une sorte de bilan affectif. Elle découvre alors, dans de grands tourments, son amour pour Kirsanov, le meilleur ami de son mari. Là encore, le salut vient de Lopoukhov qui commet un faux suicide afin de permettre aux deux amants d'être libres. Le quatrième songe de Vera dévoile une société utopique, fondée sur l'amour, le partage et le travail, dénuée de possessivité et de jalousie (9).
Dans ce roman-culte écrit en détention, comme dans la vie, Tchernychevsky semble être animé par une conception quasi mystique de l'amour. Mais ce n'est pas tant la recomposition des rapports amoureux ou la conduite de sa vie privée, que la redéfinition des relations économiques qui conduisent le pouvoir à maintenir l'écrivain en forteresse.
Dans son journal intime (destiné à être publié) Tchernychevski réécrivait sa propre vie, idéalisant une réalité somme toute assez banale. Son épouse, jeune fille de bonne famille, écervelée et futile, est ainsi présentée comme un modèle de femme nouvelle, à la sexualité libre et épanouie. Il s'émerveillait de la voir battre des mains devant leur hotel illuminé les soirs de fêtes, et prétendait être particulièrement créatif lorsqu'il entendait de son cabinet de travail les soupirs de sa femme et des ses amants installés dans la pièce contiguë (10). Pourtant certains de ses proches voient dans son acharnement à être emprisonné, une fuite de sa vie conjugale. (La plus grande partie de son oeuvre sera accomplie dans l'enfermement).
Certains, et surtout certaines, comprirent le projet de Tchernychevski comme une simple redéfinition du partage des sexes. A l'homme - la création; à la femme, l'épanouissement sexuel et maternel. (En cette deuxième moitié du XIX ème siècle, ces idées ne circulaient pas seulement en Russie). Quelques uns s'appliquèrent donc à jouer ces "nouveaux" rôles.
Deux exemples furent abondamment commentés à Saint-Petersbourg et au delà, dans les cercles révolutionnaires. Celui d'Herzen, d'abord, le "père" du populisme russe (11). Quoique professant lui-même la liberté dans le mariage, Alexandre Herzen, alors en exil, ne supporta pas la liaison de sa première femme avec le poête allemand Georg Herwegh. En revanche lorsque devenu veuf, il se réfugia auprès de son ami Ogarev, il trouva parfaitement normal de faire plusieurs enfants à Nathalie Ogarev que Ogarev élevait ensuite.
A la fin des années 1850, lorsque Nicolaï Chelgounov, gentilhomme mais pauvre, épouse sa cousine Lioudmila Mikhaelis, il pose la liberté de sa future femme en principe: "(...) Vous serez libre. Vous pourrez choisir vous-même un nouveau mari et vivre avec lui tout le bonheur possible sur terre sans penser à moi. Vous ne devez pas vous faire du souci pour vos ressources, je prendrai toujours soin de vous et ne vous fermerai jamais la porte de ma maison. "(12) Le mariage restera "blanc" pendant longtemps; Chelgounov confesse du reste être peu intéressé par le sexe. Il offre ainsi à sa femme seulement l'autonomie amoureuse. Jamais, semble-t-il, Lioudmila n'envisagea la possibilité d'avancer seule. Quelques années après son mariage, elle rencontre un compagnon de lutte de son mari, Mikhaïl Mikhaïlov dont elle devient la maîtresse. Le triangle décide alors de vivre sous le même toit. Très engagés dans le combat révolutionnaire, les deux hommes seront l'un après l'autre arrêtés et déportés. Lioudmila restée seule à Saint-Petersbourg avec son fils (de Mikhaïlov) se décide à prendre le chemin de la Suisse où vit une importante communauté de Russes, autour de Bakounine et de Outine. Là elle vit avec Alexandre Serno-Soloviévitch, accouche d'un autre fils, puis délaissée par cet amant, rejoint en Sibérie son premier mari (Mikhaïlov est mort entre-temps) dont elle aura aussi un enfant.
Outre leur aspect romanesque, ces deux histoires sont intéressantes par les réactions qu'alors elles suscitèrent: le silence ou l'ironie. Les pouvoirs, impériaux, ecclésiastiques se sentaient assez peu menacés par de tels agissements: depuis longtemps la fidélité conjugale n'était pas une vertu de l'aristocratie, et puisque les règles de la "bienséance" étaient encore respectées (on restait entre nobles), que l'héritage n'était pas ébranlé, il s'agissait d'une affaire strictement privée quoique un peu tapageuse. Lioudmila Chelgounova, contrairement à "ses" hommes, ne menait aucune activité subversive et ne fut donc jamais inquiétée. La presse amplifia ces "faits divers" pour tracer un portrait peu flatteur de toutes les révolutionnaires dont les seuls mobiles seraient la provocation et la pratique de l'amour libre.
Toute autre fut la réaction du tsar aux choix de la princesse Obolonskaïa. D'excellente famille, mariée à un prince fortuné de grande lignée dont elle eut une fille et un garçon, cette femme abandonna un jour confort et honneurs pour aller "éduquer elle-même" ses enfants à l'étranger, dans le respect du travail et du devoir. Le tsar ordonna au mari veule de récupérer sinon sa femme, du moins les enfants. Face à l'inefficacité des injonctions, le souverain fit enlever les enfants en plein Genève. Toute la communauté russe de Suisse, Bakounine en tête, pétitionna, mais sans effet, contre cet "acte criminel" (13). Avec son projet éducatif, la princesse Obolonskaïa ébranlait, sans doute quelque peu, les fondements mêmes de l'absolutisme.
Leurs adversaires n'étaient pas les seuls à regarder quelques unes de ces jeunes femmes avec incompréhension ou peur. Le regard de leurs compagnons se teintait aussi d'inquiétude. Leur femme révolutionnaire idéale était une sorte de sainte évanescente au regard clair et au sourire transparent, telle Sophia Pérovskaïa. En revanche, les mots trébuchaient à décrire ce qui leur restait mystèrieux comme cette vie communautaire et "fraternelle", d'où les hommes étaient exclus. Quelques étudiantes russes, venues en Suisse dans le double but de faire leur médecine et de participer au mouvement révolutionnaire (dont les soeurs Figner et les soeurs Loubatovitch) vivaient à Zurich dans une commune de femmes. Stepniak-Kravtchinsky, biographe de ses amis et amies de combat, note par exemple son "malaise" face à ce qu'il qualifie des "amitiés de pensionnat"(14). Sous la plume de leurs amis, en particulier le prince Kropotkine et Stepniak-Kravtchinsky, ces femmes passeront à la postérité sous l'apparence d'héroïnes presque sans corps et sans sexe(15).
Le regard des proches se durcit encore lorsque l'une d'entre elles commet un "faux pas" dans sa vie privée, telle Elisabeth Dmitrieff. Après avoir combattu à la tête des communardes dans Paris insurgé, cette jeune aristocrate reprend le chemin de la Russie où elle s'éprend d'un aventurier, joueur et débauché, avec lequel plus tard, exilée en Sibérie, elle se lancera dans la petite industrie et la recherche de minerais. Au mieux elle sera plainte (par Karl Marx et Nicolas Outine, ses anciens mentors), au pire elle sera condamnée avec virulence. Prosper Lissagaray, le journaliste de la Commune trempe sa plume dans le fiel :
"(...) Elle eut des adorateurs. Soit que le peuple aux bras nus lui plût peu à huis clos, soit que l'amour fut pour elle un sport exclusivement féminin, nul ne put fondre ce jeune glaçon. (...) Elle était aux barricades où sa bravoure fut charmante. Notons la toilette: toute de velours noir. Puis elle retourna en Russie, rejoindre son mari, lequel mourut peu après. Il y eut un procès, où elle parut comme témoin. On avait, paraît-il, empoisonné le seigneur. L'intendant fut envoyé en Sibérie, où elle s'empressa de le rejoindre. "(16)
L'une de ses anciennes compagnes, Victoire Tynaire, va jusqu'à la traiter d'"agent provocateur". Nul ne cherche alors à traverser les apparences. La morale révolutionnaire ne juge pas la vie en "concubinage" d'Elisabeth, mais refuse a priori son "choix".
Anna Korvine-Kroukovskaïa est elle aussi rescapée de la Commune de Paris. Benoît Malon, le délégué au travail, y a béni son union avec Victor Jaclard, autre élu des insurgés. La révolution massacrée, l'espoir enfui, le repli sur la vie privée, à Genève d'abord, Saint-Petersbourg ensuite, s'avère des plus insatisfaisants. Anna est décue, malade, et s'en plaint à Sophia qu'elle sermonnait autrefois, pour laquelle elle s'érigeait en modèle (17). La vie de famille est peut-être d'autant plus étouffante qu'Anna Jaclard, à l'instar de la plupart de ses compagnes, vogue au dessus des réalités. Prêtes à risquer leur vie pour la cause, le danger restait en fait assez lointain, tant elles étaient protégées par leur fortune et leurs titres.
A l'exception de quelques unes, dont Vera Zassoulitch et Sophia Kovalewsky, le regard qu'elles portèrent sur leur vie à l'heure des bilans, souvent ne fut ni tendre ni joyeux(18). Elles insistèrent sur le sacrifice, voire une auto-mortification, moteurs de leur action. Peu de temps avant son arrestation, Maria Fiedossevna Vietrova note dans son journal intime :
"Je ne sais pas quoi faire de moi ! Je ne ressens qu'une seule chose : il faut en finir avec tout cela et commencer n'importe quoi de nouveau, de mieux... Vivre pour les autres... Il faut étudier et rellement faire quelque chose pour les autres. Je ne veux plus vivre cette vie. Plus jamais cette vie-là où les jours passent sans jamais rien. Il vaudrait mieux mourrir. " (19)
Arrêtée lors de la perquisition d'une imprimerie clandestine, cette jeune femme, à l'inverse de ses compagnes de lutte, ne bénéficie d'aucune protection. Bâtarde d'un noble, non reconnue, sans ressources, institutrice par nécessité, elle périra en 1897 brûlée vive dans la forteresse Pierre et Paul à Saint-Petersbourg après deux mois de réclusion.
Autre figure, connue en Suisse pour ses excentricités vestimentaires, Olga Loubatovitch rédige en 1880 ses souvenirs dans le bagne sibérien où elle a été déportée, après avoir tenté de libérer son compagnon. Elle y revit comme une autopunition la disparition prématurée d'une petite fille, née de cette liaison et confiée très jeune à un ami, lui-même père de famille, médecin et socialiste :
"Oui, c'est un péché pour une révolutionnaire de fonder une famille. Comme un soldat sous la grêle, il doit rester seul, qu'il soit homme ou femme. Mais à vingt ans, on oublie parfois que la vie du révolutionnaire se compte en jours et en heures, pas en années. " (20)
Au terme de sa détention, et d'une vie tournée vers les autres, Olga Loubatovitch se retire et disparaît.
Mortes, le plus souvent en détention, ou fatiguées, elles seront très peu de ces années1870 à s'engager parmi les bolcheviks et la Révolution d'octobre. Chef de file des socialistes-révolutionnaires de gauche, Vera Zassoulitch cimente l'opposition de gauche. Elle meurt en 1919. Vera Figner, mémoire vivante du populisme, sillonne le pays encore au début des années trente et d'une réunion à l'autre ne ménage pas ses critiques au nouveau pouvoir jusqu'à ce que Staline lui interdise de parler.
Première commissaire du peuple à la santé et la famille, Alexandra Kollontaï s'est peut-être voulue leur héritière. Aristocrate, fille de général fortuné, sans doute elle leur ressemble. Théoricienne de l'amour et d'une nouvelle "femme nouvelle", elle voulut redéfinir une politique de masse : "la" femme soviétique serait une mère et une travailleuse exemplaire, enterrinant une nouvelle fois le partage des tâches selon le sexe (21). Avec le stalinisme, un nombre croissant de femmes vécurent la "libération" par le travail comme une nouvelle forme d'aliénation.
NOTES
(1) On les vit notamment à l'occasion de trois grands procès : en 1872, dans la foulée de celui de Netchaîev, en 1877 dans le procès "des cinquante", et en 1878 dans celui des "193".
(2) Noms de code à l'usage des mouchards, utilisés par les révolutionnaires pour ces candidats maris fictifs.
(3) Service de renseignement du ministère de l'intérieur, chargé de la surveillance des groupes subversifs.
(4) Biographie de Sophia Kovalewsky, Anne Charlotte Lefler, Librairie Hachette, Paris, 1907;
(5) Voir en particulier Nigilistka (Une nihiliste), publiée après sa mort à Genève, en 1892.
(6) Voir notamment : Femmes russes dans le combat révolutionnaire, l'image et son modèle à la fin du XIXème siècle, Marie-Claude Burnet-Vignel, Institut d'études slaves, Paris, 1990; et Terre, terreur, liberté, Christine Fauré, François Maspero, Paris, 1979.
(7) Chto dielat ?, Nicolaï G. Tchernichevsky, Saint-Petersbourg, 1865. L'écrivain avait sans doute pris pour modèle l'union entre Piotr Bokov, jeune médecin de Saint-Petersbourg, et la soeur de son meilleur ami, qui devait échapper à la tutelle de sa famille pour étudier.
(8) idem.
(9) idem.
(10) Chernyshevsky and the Age of Realism, Irina Paperno, Stanford University Press, Stanford, California,1988.
(11) C'est Franco Venturi qui le désigne ainsi dans son Histoire du populisme russe au XIXème siècle, Gallimard, Paris, 1973, pour la traduction française.
(12) Irina Paperno, op. cité.
(13) Les ours de Berne, Joukovsky, (pseudonyme de Bakounine), Zurich, 1869.
(14) cité par M.C. Burnet-Vignel, op. cité.
(15) La russie souterraine, Stepniak-Kravtchinsky, Jules Levy, Paris, 1885; et Mémoires d'un révolutionnaire, Pierre Kropotkine, Scala, Paris, 1989 pour la dernière édition.
(16) Prosper Lissagaray, in La revue blanche, Paris, 1897;
(17) Souvenirs d'enfance, Sophie Kovalewsky, Librairie Hachette, Paris, 1907.
(18) Vera Zassoulitch avait blessé légèrement, avec un pistolet, le chef de la police Trepov. Elle fut jugée, acquittée, puis portée en triomphe par ses admirateurs.
(19) A la mémoire de Maria F. Vietrova, Saint-Petersbourg, 1897.
(20) Daliekoïe i niedavnieie, Olga Loubatovitch, Moskva, 1930.
(21) L'amour chez les abeilles travailleuses, Alexandra Kolontaï, Berg international, Paris 1978.