Sylvie Braibant, jeudi 25 octobre 2007 à 04:39
Il suffit d’un peu d’imagination et le pourtour de la Méditerranée serait un parc paysager à la manière de celui qui germa dans la tête du banquier visionnaire Albert Kahn, au siècle dernier, à Boulogne sur les bords de Seine, ou bien comme les fontaines en cascades de Grenade : l’on passerait d’un jardin à l’autre, d’une végétation à l’autre, d’une culture à l’autre, sans barrière, sans rupture. Des eaux douces d’Europe à Istanbul, on se laisserait glisser vers les vignes de Baalbek, avant de goûter aux oranges de Jaffa ou aux olives de Gaza. Viendraient les îles et les marais du Nil, le désert libyen, les vergers de Tunis puis les terrasses kabyles, les clochers de Barcelone, les figuiers de Sicile ou les ruines de l’Olympe. Ce rêve éveillé, fut un jour écrit par Hannah Arendt, en 1943, alors qu’elle venait de quitter le vieux continent livré à la barbarie. Et pourtant, a priori, la philosophe n’évoque pas une figure de l’utopie. C’est de la réalité, du réel le plus effrayant qu’elle a nourri sa pensée et son œuvre, le nazisme, les totalitarismes, les nationalismes. Cette construction politique qui nous semble aujourd’hui hors réel, allait presque de soi pour celle qui se projetait dans un monde dominé par l’intelligence, un monde d’humains philosophes. L’utopie, c’était justement l’inverse, un avenir fondé exclusivement sur des Etats nations, prétendus protecteurs de minorités et guettés un jour ou l’autre par des explosions.
La découverte de ses livres me fut un choc. J’ai un jour de ma vingtième année brandi " Eichmann à Jérusalem - Rapport sur la banalité du mal " devant mes parents, comme si tout ce qu’ils m’avaient transmis se trouvait contredit par ce livre, recueil de ses articles envoyés au New York Review of books pendant les six mois du procès du criminel nazi en 1961, jusqu’à sa condamnation à mort.
Née dans une famille juive et communiste, venue de Pologne par ma mère, et d’Egypte par mon père, j’ai reçu une éducation athée. Du passé, il fallait faire " table rase " et la seconde guerre mondiale, le génocide qui avait emporté la famille maternelle étaient passés sous silence.
Hannah Arendt, pour la première fois, répondait à toutes les questions que je n’avais pas osé poser, sur l’engrenage parfaitement huilé, terrifiant de simplicité qui conduisit à la terreur industrielle, victimes et bourreaux.
J’avais aussi lu des lettres, des fragments d’articles et encore son essai sur Rahel Varnhagen(1), une intellectuelle juive de salon rayonnant à la fin du XVIIIème siècle, cherchant une voie entre assimilation et maintien identitaire, et j’avais compris cette quête, cette possible projection d’Hannah en Rahel, comme moi-même j’étais tentée de le faire avec Hannah, cette philosophe politologue juive, allemande, américaine mais surtout hors limites, dont la pensée me faisait avancer à chacune de mes intrusions dans son œuvre et dans sa vie.
Hannah Arendt était, née à Königsberg, la Kaliningrad russe d’aujourd’hui, une ville-port-région, une presqu’île à la géographie et l’identité variables selon les époques. Une ville de passage, menant d’un pays à l’autre, sans drame, au rythme des conquêtes et des alliances. Fille unique dans une famille qui croyait en l’émancipation par le socialisme et la mise en veilleuse des crispations identitaires. En dedans et en dehors de la communauté donc. Une culture de la pensée comme moteur de l’action tandis que la philosophie allemande s’épanouissait autour de Edmund Husserl, ........ Karl Jaspers et Martin Heidegger, de jeunes maîtres qui inventaient un nouveau langage à la raison.
Comme l’Europe tout entière, l’Allemagne se relevait du chaos de la Première guerre mondiale, ligne de fracture au long de laquelle s’organiseraient tous les éléments conduisant à la Seconde guerre mondiale : éclosions technologique et industrielle, avènement de la vitesse, théories évolutionnistes puis raciales, affirmation des nationalismes et des colonialismes - terreaux fertiles de l’homme nouveau version national-socialiste -, mais aussi à l’Est de l’Allemagne, tout proche, le grondement amplifié de la Révolution d’Octobre.
C’est dans cet entre-deux incertain, que de jeunes philosophes allemands tentent une nouvelle démarche visant à resituer l’individu comme centre du tout et à restituer l’esprit comme moteur de l’humanité, on appellera cela l’existentialisme. Comme tant d’autres étudiants, Hannah Arendt s’enthousiasme pour ce mouvement, en particulier pour Martin Heidegger, son professeur, avec lequel elle entretiendra une relation passionnelle, malgré les ruptures et surtout malgré l’engagement d’Heidegger aux côtés des nazis.
(Le petit jeu des " si " est absurde et pourtant on ne peut s’empêcher parfois de s’y laisser prendre. Et si Adolf Hitler était resté un obscur peintre naturaliste, et si la révolution de Weimar avait instauré durablement la démocratie outre-Rhin, alors certainement, Hannah aurait inscrit son destin au cœur de cette pensée allemande, poursuivant une quête amorcée avec sa thèse sur l’amour(2). Même si son premier mariage avec un journaliste-essayiste, Günter Stern, engagé aux côtés des anticonformistes, tel Theodor Adorno, le fondateur de l’école de Francfort, l’entraînait déjà vers l’action, c’est la catastrophe de la victoire du nazisme en 1933 qui lui imposera de " faire ".)
En 1933, pour une jeune femme de 27 ans, juive, allemande, les choix sont malheureusement limpides : fuir ou résister.
La fuite la conduira en France d’abord (où elle rencontrera Heinrich Blücher, un démocrate allemand, en exil lui aussi et qui sera son second mari) puis à New York.
Ensuite résister, mais avec qui, et où ? Les démocrates allemands sont anéantis, ils n’ont survécu ni à la dictature, ni à leurs dissensions internes. En France, sauf à plonger dans la clandestinité, ils sont en liberté surveillée. Du reste, après l’entrée en guerre, ils seront internés. Hannah Arendt, fait un autre choix, dicté par l’urgence humanitaire : faire sortir le plus possible de juifs d’Allemagne, puis de tout le continent, pour les arracher à la mort. Mais où les envoyer : les pays d’Europe ne veulent pas de ces centaines de milliers de réfugiés, les Etats-Unis, non plus, et la solution " palestinienne " s’impose pour elle, plus par nécessité que par engagement idéologique. Jusqu’à son émigration en Amérique (1941) Hannah Arendt, sans état d’âme, comme secrétaire puis déléguée de l’Agence juive, s’évertue à faire sortir, puis acheminer vers la Palestine, des enfants des pays de l’Est européen occupés par les nazis. La question du sionisme semble alors résolue par les circonstances.
Et puis, malgré l’horreur, dans le chaos, sa pensée avance. Son premier voyage en Palestine est une révélation. Le choc de l’Orient, le soleil, la poussière, le désordre, assaillent la jeune bourgeoise allemande, et les images se figent, se juxtaposent, au premier rang desquelles celle des réfugiés juifs entassés dans des conditions précaires et celle des vieux habitants arabes de Jérusalem. À compter de ce moment, elle sait, qu’en dépit de toutes les disputes souvent très vives qui agitent le mouvement sioniste sur les formes de l’État à venir, " la question cardinale, c’est la question arabe " (3).
Inlassablement, elle se demande comment combattre l’antisémitisme, comment assurer un avenir aux Juifs d’Europe qui fuient le génocide. De cette interrogation, elle commence à fonder une réflexion politique plus générale, avec une répulsion de plus en plus marqué pour l’État-nation, universel et se voulant protecteur des droits des minorités, comme forme d’administration de la démocratie. Elle décèle les fractures en germe au Proche-Orient, contenues dans le futur État, quel qu’il soit - binational, juif avec une minorité arabe, ou arabe avec une minorité juive. Dans tous les cas, les minorités seront perdantes.
Sa lucidité se fonde sur le réel. Elle n’a pas à regarder loin en arrière pour se rappeler la faillite des États d’Europe centrale explosant sous la pression des minorités, poussant le monde occidental une première fois dans le gouffre. C’est cette répétition qu’elle craint et qu’elle veut prévenir.
" La tentative de résoudre les conflits nationaux par la création d’un côté d’États souverains et de l’autre la garantie des droits des minorités au sein de ces États composés de nationalités différentes, cette tentative a connu dans notre histoire récente une défaite tellement spectaculaire qu’on pourrait penser que personne n’aurait l’idée d’emprunter à nouveau ce chemin. (...) Depuis les accords de paix de 1918, l’histoire nous offre un nombre impressionnant d’échecs à résoudre les conflits nationaux. Il n’y a aucune raison d’espérer trouver une solution au problème de la Palestine dans un esprit nationaliste, que ce soit à travers un petit État juif souverain ou dans un gigantesque empire arabe. " (4)
Pas d’État, mais quoi alors ? Des " maisons nationales, des " foyers ", des entités vivant en harmonie sous un immense chapeau fédéral, où l’on ne se pense plus en majorités ou minorités, mais en individus. Ses modèles pourraient aujourd’hui prêter à sourire, sinon à pleurer, après tant de faire part de décès : les Etats-Unis bien sûr, mais aussi l’Union soviétique ou encore le Commonwealth britannique. Et voilà notre Hannah penchée sur son planisphère qui trace les contours de sa Fédération méditerranéenne, toujours plus vaste, toujours plus loin, et ainsi résoudre non seulement la question de la Palestine, mais aussi décoloniser en douceur.
Aujourd’hui, à l’aune des dernières décennies marquées par la guerre, une politique d’implantations et de colonisation, ces lignes nous semblent archaïques, quelque peu naïves et bien insuffisantes. Il faudrait les lire, en se glissant dans sa peau de fuyarde, en remontant le temps, jusqu’à cette année 1943 où elles furent écrites, un an seulement après la décision de mettre en marche la " solution finale ". Ils étaient bien peu nombreux ceux qui, dès ce moment-là, comprirent qu’en Palestine " la question arabe " resterait la " question cardinale ".
" La vérité, c’est que la Palestine comme maison nationale pour les Juifs ne sera viable que si elle est intégrée comme d’autres petits pays, petites nations, dans une Fédération. (...) Par ailleurs l’Espagne, l’Italie, et la France prétendent ne pas pouvoir vivre sans leurs colonies d’Afrique. Une telle fédération pourrait résoudre la question des colonies d’une manière équitable. Cela signifierait aussi que les Juifs réintègreraient la culture méditerranéenne à laquelle ils ont contribué. Ensuite on pourrait élargir ce cadre politique aux nations européennes. Cela fait longtemps que les Arabes sont liés aux peuples européens, qu’ils ont apporté d’immenses contributions à la culture occidentale, et donc personne ne devrait avoir peur de cette intégration. "
La France, l’Italie, la Turquie, mais aussi l’Allemagne ou les Pays-Bas, la géographie méditerranéenne d’Hannah ne connaît pas de limites. Ce sont les gouvernants, les politiques qui manquent d’imagination et qui imposent à cette fichue planète, des territoires étroits, fermés, repliés sur d’improbables et mensongères quêtes identitaires.
Les craintes d’Hannah Arendt se réalisèrent, au-delà même de ce qu’elle avait imaginé. Elle continua à penser le monde, à l’arpenter, le décortiquer sans complaisance. Ses critiques n’épargnèrent pas le tout jeune État d’Israël, pour lequel elle exprima une sorte de refus émotionnel, puis théorique (jusqu’à être qualifiée d’antisioniste), ce qui la fâcha avec ses amis. La première dispute prit pour cadre le procès Eichman, cet exécutant zélé de la solution finale, responsable de la déportation des Juifs d’Europe de l’Est, enlevé en Amérique latine pour être jugé en Israël. Dans ses articles, elle pointa l’absence des victimes, la confiscation de leur parole, l’instrumentalisation du procès, et donc du génocide, par les autorités israéliennes pour consolider leur politique régionale. Une thèse revisitée depuis par les " nouveaux historiens " israéliens, en désaccord avec l’histoire officielle (5).
Durant les quelques mois qu’elle passa alors sur cette terre si peu sainte, elle manifesta aussi une sorte de répulsion pour l’acharnement identitaire du nouvel État : elle qualifia ainsi les nouvelles lois sur le mariage, la famille et la filiation de " nouvelles lois de Nuremberg ", en référence aux lois raciales des nazis...
Toutes ces réflexions lui valurent une sorte de mise en quarantaine. Alors, sur ce sujet, vint le temps où elle préféra se taire, reléguant son grand dessein méditerranéen dans un futur impossible.